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A la Verticale de Soi

Faire la rencontre de Stéphanie Bodet, c’est en premier lieu croiser un regard d’une profondeur et d’une intensité peu communes, comme s’il avait la capacité de résumer à lui tout seul un parcours de vie extraordinaire. Cette dernière a choisi de se livrer dans un ouvrage sensible et délicat, A la Verticale de Soi, au fil duquel elle retrace sa vie de ‘vagabonde des grands espaces’. Comme l’a si justement mis en mots dans la préface l’écrivain Sylvain Tesson, ‘c’est l’histoire d’une fille qui a trouvé sur les parois du monde une occasion de porter la vie à un haut degré d’accomplissement.’

‘Rien ne prédisposait la rêveuse que je suis à devenir une grimpeuse de haut niveau.’

Grimper. Le fil directeur, la constante absolue dans la vie de Stéphanie. Depuis toute petite, les pierres la fascinent, elle passe des heures à les contempler. L’escalade, qu’elle débute à l’âge de onze ans les yeux rougis par la peur et les allergies, devient malgré tout année après année la pierre angulaire de son existence. Un véritable coup de foudre, une évidence qu’il est difficile de traduire par des mots. Cette période d’initiation correspond pour elle à une époque charnière entre deux générations. ‘Nous héritions de la vision d’esthètes anticonformistes, ces hippies du rocher en quête de liberté qui ont porté haut la vocation de l’escalade.’ Stéphanie fait référence à la philosophie de Patrick Edlinger et à ‘un art de vivre total, une ascèse quasi mystique.’

Ainsi, aux sirènes des compétitions en plein essor qu’elle pratique pendant plusieurs années, elle préfère l’attrait des grands espaces et de l’exploration ‘pour imprimer à la vie le motif qui lui chante, le motif qui l’enchante.’ Aux côtés d’Arnaud Petit, son compagnon de vie et de cordée, elle va explorer pendant près de vingt ans les grandes parois les plus extraordinaires du globe, gravissant entre autres au fil des saisons El Capitan au Yosemite, les Tre Cime dans les Dolomites ou bien encore les Torres del Paine en Patagonie, les Tours de Trango au Pakistan… L’escalade devient alors un merveilleux prétexte au voyage. Tels des clochards célestes, elle raconte avec des mots empreints de poésie ‘ces heures où, encordés ensemble, ils ont mis les voiles du côté des étoiles.’ Là-haut, elle découvre à quel point la verticalité lui est nécessaire. Un enseignement vivant à chaque longueur, d’ordre physique, psychologique, géologique, philosophique…’Etre là prend alors tout son sens.’

‘Ceüse est un absolu, un concentré de beauté et de difficulté.’

Plus que le fait de travailler une voie, Stéphanie affectionne l’idée d’ouverture, la sensation d’avancer vers l’inconnu. Le premier contact avec une voie pourrait s’apparenter selon elle à celui d’une rencontre amoureuse. La phase de découverte est celle qu’elle préfère, explorant le rocher dans son intimité, ‘dans le grain de sa peau et ses replis de calcaire’, épousant ses contours et reliefs. Elle pourrait évoquer des dizaines de parois aux quatre coins du monde mais il y a un lieu qui ressort entre tous, celui de Ceüse. Tel un diadème finement ciselé, c’est en quelque sorte la reine des falaises, avec ses dalles grises divinement sculptées, ses dévers constellés de trous, ses murs bleutés où l’on perd le sens de la verticalité. Ceüse représente pour elle ‘un absolu, un concentré de beauté et de difficulté.’ Ce ruban de calcaire sublime et compact long de quatre kilomètres devant lequel se déroule un vaste horizon ouvre grand le regard et le coeur. Des voies telles que le Cadre, l’Arcadémicien ou encore Natilik, une des plus à droites de la paroi qui offre un panorama imprenable sur les massifs environnants, occupent une place à part dans son inconscient vertical. Elle a passé d’innombrables heures à travailler ces voies mais elle admet que la falaise l’a d’une certaine façon longtemps ennuyée, elle ne comprenait pas l’immense dose de patience et de persévérance requise dans ces projets de longue haleine. Paradoxalement, elle a dû composer avec ce sentiment étrange de ne jamais aller au bout de ce qu’elle voulait entreprendre, de cette trop grande exigence avec elle-même. Car c’est bien la soif d’exploration et de découvertes qui définit sa personnalité, qui est son moteur de vie. La grimpe est par essence chronophage et ce qu’elle vivait les premiers temps comme un défaut est devenu au fil des ans une incroyable possibilité d’ouverture sur les autres et le monde qui l’entoure. ‘Rien ne m’apparaissait plus enviable que de vagabonder au fil des saisons, de vivre plus profondément un lieu et de créer des liens.’

‘Demain n’existe pas.’

Stéphanie a toujours ressenti un besoin de rapport très libre au temps depuis son plus jeune âge. Petite déjà, elle savait qu’elle voulait vivre une vie différente, plus consciente au sein de laquelle on habite pleinement ce que l’on vit. Car n’est-ce pas finalement cela le but de l’existence? ’Vivre intensément, faire de ce court passage qui est le nôtre sur cette Terre matière à rêver, matière à créer, matière à se forger.’ Cette notion du temps, qui est une constante essentielle dans l’ouvrage, est fondamentale dans son existence. Elle a vingt ans lorsque sa petite soeur Emilie décède brutalement. Un déchirement immense, un véritable craquement mais qui donne en quelque sorte lieu à une seconde naissance. Il faut parfois faire l’expérience d’une tragédie pour entrevoir l’essentiel de nos vies. En ‘fragile Rastignac des montagnes’, elle enseignera un moment la littérature pour ne se consacrer ensuite qu’à l’escalade, ‘plus efficace en fissure que sur le tableau noir’. Tout le défi d’adapter un mode de vie intense et irrégulier à une norme qui le voudrait plus linéaire, de ‘désagréger la routine et d’agréger sa vie, la vraie.’ Et c’est en ce sens que la pratique de l’escalade rejoint sa conception du temps dans cette capacité d’adhérer à l’instant, de ne se concentrer que sur le moment présent, ici et maintenant. Le temps se dissout littéralement dans la grimpe. ‘Je suis simplement là et tout est parfait.’ Combien de fois a-t-elle eu cette sensation suspendue à ces grandes parois? L’existence de Stéphanie a toujours été en quête de cet équilibre subtil entre un temps qui se dilate et s’accélère continuellement. Une chose est néanmoins certaine pour elle: la nécessité ‘d’avoir de vastes pages blanches devant elle pour rêver et organiser ses errances’.

‘Si j’ai adhéré à quelque chose dans ma vie, c’est à la cause du rocher et à celle des mots.’

Un autre fil conducteur se dessine tout au long de l’ouvrage, celui d’un profond rapport aux sens. Souffrant d’asthme depuis son plus jeune âge, c’est comme si Stéphanie avait développé une féroce volonté d’ouverture au monde en réaction à ses bronches qui se ferment inexorablement. ‘J’ai besoin de vivre au large pour respirer.’ L’odeur de la vieille huche à pain chez ses grands-parents, celle du genévrier thurifère dans le petit village de Taghia au Maroc, la vision d’un colibri annonçant leur délivrance au sommet de la paroi Salto Angel au Vénézuela… Une véritable invitation au voyage des sens. ‘Marcher sans penser, le nez au vent (…) embrasser un arbre, saluer un ruisseau (…) fureter dans une ruine abandonnée (…) et ne plus bouger (…) écouter un pivert, cueillir un bouquet d’orties (…) partir rêver sur d’autres sentiers et se laisser façonner par le vent.’ Tels sont les vers qu’elle couche sur le papier au gré de ses périgrinations sauvages. Il n’est pas surprenant d’apprendre que le grand écrivain voyageur Nicolas Bouvier fait figure d’auteur favori, qu’elle relit à intervalles réguliers. Une des dernières phrases de L’Usage du Monde, son ouvrage le plus célèbre, résume cette magnifique relation aux sens qu’elle a développé au cours de son existence: ‘Comme une eau, le monde vous traverse et pour un temps vous prête ses couleurs.’ Car c’est bien le monde dans tout l’éventail de ses possibilités et ses horizons lointains qui parcourt Stéphanie Bodet tout entière. Elle se retrouve pleinement dans le style mélancolique et fragile de Nicolas Bouvier, dans son rapport au temps qui passe. Dévorant des classiques depuis toute petite, elle se sent partout chez elle en compagnie d’un livre. A peine entrée dans l’adolescence, elle écrivait déjà des histoires qu’elle dédiait à sa petite soeur. Un bouquin se tenait toujours à ses côtés pendant les longues phases d’attente des nombreuses compétitions auxquelles elle a participé. Pour elle, écriture et escalade se rejoignent car que ce soit devant une page blanche ou sur une paroi, on peut écrire sa propre partition et laisser libre cours à sa créativité, donner un sens aux mots qu’on choisit et aux gestes qu’on exécute. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, faire en sorte que les choses aient un sens.

‘L’escalade permet de vivre plus profondément un lieu et de nouer des liens.’

Sigoyer, petit village adossé à la falaise de Ceüse, ‘un lieu à la fois âpre et paisible.’ Construire là un projet de vie à deux avec Arnaud Petit ne pouvait difficilement prendre plus de sens et relevait finalement d’une évidence, à proximité de ces voies sublimes sur lesquelles ils ont passé toutes ces heures. Dans ce balcon suspendu des Hautes-Alpes se mêlent ‘des ciels d’altitude d’un bleu intense et le calcaire parfait de Ceüse.’ Ils passent trois ans dans le village, occupant une partie de la ferme ancienne d’un couple d’agriculteurs à la retraite puis un jour, c’est la vision d’un rocher sur un terrain à vendre qui fait tout basculer. Détaché de ce diadème et trônant quelque six cent mètres en contrebas, il est le fil physique qui les relie à cette falaise qu’ils aiment tant. Petit à petit, une maison faite de bois et de matériaux sains surgit de terre et voit le jour, créant un espace de vie en harmonie avec eux-mêmes. Une sensation d’accord parfait. Un ancrage où tout fait sens. Stéphanie évoque un ‘rêvoir’ et une sensation voluptueuse qui l’étreint à chaque fois qu’elle remonte la petite route menant chez eux et au col des Guérins.

Et puis il y a Taghia, un village berbère situé à près de deux mille mètres d’altitude dans le Haut-Atlas marocain. Sur les conseils de Bernard Domenech, un vieil ami alpiniste, ils partent explorer en 2002 les immenses murailles ocres qui surplombent le village et c’est un autre coup de foudre qui se produit. Stéphanie se souvient avec émotion de la première fois où ils sont arrivés en hiver, une fine pellicule de neige venait de tout recouvrir. Ils avaient pénétré un désert d’altitude, la piste déroulant ses lacets à flanc de collines minérales, pour se retrouver dans l’intimité d’un petit gîte, en compagnie de leurs hôtes Saïd et Fatima. Immédiatement, ils ont ressenti le côté magnétique du lieu, de ses grandes parois dont la majestueuse pyramide de l’Oujdad qui trône fièrement au-dessus du village. Depuis, ils s’y rendent au moins une fois par an, effectuant un pèlerinage du coeur. Stéphanie tente d’expliquer ce sentiment de paix qui la parcourt depuis quinze ans lorsqu’elle quitte Zaouïat, leurs sacs chargés sur des mules et entament la remontée de la vallée de l’Ahansal. Elle connaît ‘chaque courbe et chaque relief, (…) la rivière bordée de saules qui s’engouffre dans une gorge étroite, (…) le vent dans le corridor et la démesure des parois.’ Dans ce village de quatre cent âmes sans électricité, les bergers veillent à leurs troupeaux de brebis, les hommes rentrent le soir des champs avec le soc sans âge d’une charrue en travers de l’épaule. De magnifiques kasbas, forteresses faites de bois, de paille et de terre ‘défient la gravité et le passage du temps.’ Une rencontre magique se produit lors de leurs premiers séjours, celle avec la jeune Sadiya, ‘les prunelles noires décidées, le sourire éclatant, la gouaille fière de l’enfance.’ Au fil des ans, une forte amitié se tisse entre les deux femmes et malgré la barrière de la langue qui s’atténue progressivement, ‘être ensemble, muettes, nous suffit.’ Le quotidien de chacune a beau être très différent, Sadiya égrénant le couscous, filant la laine et Stéphanie déchiffrant ces grandes falaises, elle se rejoignent finalement sur l’essentiel. Sadiya est maintenant une jeune femme d’une vingtaine d’années qui va se marier d’ici quelques mois et le village attire de plus en plus de grimpeurs de tous horizons. Mais pas seulement: Mohammed, connu enfant et initié par Arnaud, est un grimpeur de la première génération du village qui vient d’ouvrir sa première voie nommée Titrit comme sa petite fille tout juste née.

‘Le temps est venu de m’assouplir, dans tous les sens du terme.’

Septembre 2010. Stéphanie tente d’effectuer la première répétition féminine de la voie ouverte par Arnaud sur le Grand Capucin. Mais un point de rupture se produit à ce moment-là: toutes ces années d’extrême exigence vis-à-vis d’elle-même et de son propre corps aboutissent à un véritable burn out et à une perte de foi momentanée envers l’escalade et sa vie dans son entier. Il est alors temps d’ouvrir sur autre chose, c’est le moment ‘d’apprendre à voler du temps à l’escalade’, de passer d’une pratique purement sportive à une autre plus contemplative. Elle entame une formation de yoga sur quatre ans et le petit rectangle de son tapis de yoga succède aux grands espaces. Elle entame avec joie une transition ‘des parois du globe aux profondeurs de l’être.’ Elle finit par accepter ses fragilités et quelque chose se dénoue, l’asthme finit même par s’atténuer. ‘Ce n’est pas le monde qui a changé mais ma manière de l’appréhender.’ Ce sentiment d’incomplétude qui s’emparait d’elle à intervalles réguliers a enfin disparu et fait place à une sensation d”apaisement et de réconciliation. Elle sait désormais ce qui est bon pour elle. Elle est heureuse de pouvoir transmettre sa passion à travers des stages combinant yoga et escalade. ‘Devenir à mon tour passeur d’enthousiasme est un privilège qui éclaire l’avenir.’ Et ce n’est pas un hasard si cet ouvrage si introspectif, A la Verticale de Soi, a vu le jour à cette période-là de son existence. Stéphanie vient de fêter son quarantième anniversaire cette année, profondément reconnaissante de ‘tout ce qui lui a été donné de recevoir durant cette première partie du voyage.’ 

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